Elle venait d’entendre des mots que redoutait sa raison, mais que souhaitait son cœur. (« Anna Karénine », Léon Tolstoï)
La balle est dans mon camp…
Le réveillon du nouvel an il y a deux ans, un mois après sa proposition…
Allongée sur le lit conjugal, je regarde la grande toile accrochée au mur. C’est une photo de notre mariage. Elle est magnifique cette photo. J’ai l’impression d’être à nouveau là, le jour de notre mariage. J’ai l’impression que c’était hier. J’ai envie d’y retourner. Que s‘est-il passé depuis pour que j’oublie que c’était pour le meilleur et pour le pire ? Peut-être qu’il n’est pas encore trop tard ? Le cours de ma vie ne dépend que de moi, n’est-ce pas ? Ou suis-je seulement une marionnette entre les mains du destin ?
« Memory
All alone in the moonlight
I can smile happy your days ( I can dream of the old days)
Life was beautiful then
I remember the time I knew what happiness was
Let the memory live again »
(« Memory », Barbra Streisand)
***
Je rembobine le film. Nous sommes fin août, quatre mois plus tôt. Au retour des vacances notre fils qui a deux ans tombe malade. Il passe la journée avec son papa car je suis en période d’essai. Je ne peux pas m’absenter de mon nouveau travail. Le soir, quand je rentre, le petit a le cou complètement gonflé et immobilisé. Mon mari travaille sur son ordinateur et notre fils joue tranquillement malgré sa fièvre assez élevée.
Je demande à mon mari de nous emmener aux urgences. Il ne veut pas. Il trouve que la situation n’exige pas ce déplacement. Je n’ai pas de permis, je m’apprête à prendre un taxi. Je m’énerve. Il lâche et nous nous rendons tous les quatre à l’hôpital le plus proche dont les urgences pédiatriques sont correctes. Le petit y restera hospitalisé pendant cinq jours. Je resterai avec lui la nuit, et mon mari prendra le relai le jour pour que je puisse m’occuper du grand et me rafraîchir…
J’ai prévenu mon chef de mon absence, sans grandes explications. Je lui ai juste laissé un message vocal. Il m’a rappelée, je n’ai pas décroché. Pas envie de me confier à lui, il n’a pas fait grand-chose pour m’intégrer dans cette équipe. De toute façon je ne suis pas faite pour bosser avec autant de gars, il n’a qu’à ne pas me garder à l’issue de ma période d’essai. Je m’en fous. J’aurai le chômage et je trouverai facilement autre chose. De toute façon mon fils est prioritaire, il n’y a que lui qui compte. Le reste, n’importe, je m’en moque.
A la sortie de l’hôpital, j’apprends que ma mère est aussi hospitalisée. Personne ne m’en a informée pour ne pas me rajouter du stress supplémentaire. Elle a différents problèmes de santé de longue date, mais cette fois-ci cela a l’air vraiment grave. Elle doit se faire opérer. Une intervention lourde et risquée étant donné l’état général de son organisme. Je lui en veux terriblement. Elle a été une bonne mère, pleine d’amour et prête à tous les sacrifices. Mais elle n’a jamais pris soin d’elle ni de sa santé. Et en voilà les résultats.
Je retourne au travail à contre-cœur. Je suis persuadée qu’il va falloir que j’achète un billet d’avion en urgence pour aller la voir… Et je m’absenterai à nouveau de mon travail en période d’essai. Je ne me pose même pas de questions. Je me dis que c’est un signe des cieux : ce boulot n’est pas fait pour moi. Allez, j’aurai bientôt ma lettre de licenciement, je pourrai enfin me consacrer à ce qui est prioritaire : à mes enfants… Tant pis le salaire élevé et le confortable bureau à Paris.
Ce n’était pas écrit.
Eh bien, non ! Non seulement ils ne veulent pas se séparer de moi, mais en plus mon binôme se montre exceptionnellement sympathique. Cela ne lui ressemble pas. Il me questionne sur les enfants, comment je me sens… Un soir avant le séminaire, dans un bar en tête à tête, il s’ouvre à moi. Nous passons la soirée à discuter. Il me raconte sa vie, ses rêves non réalisés, ses frustrations, sa procédure de divorce en cours. Je perçois en lui une grande sensibilité bien enfouie. Je me dévoile aussi et bien plus que je ne devrais. Les after-work s’enchaînent, le séminaire… Tellement de choses en si peu de temps, l’espace de quatre mois.
Mais aussi ses épouvantables coups de gueule. Son attitude dure à mon égard, les deux premiers mois. Ses blagues misogynes à n’en plus finir. Ses remarques incessantes – sur un ton de rigolade – au sujet de mon incompétence. Ses engueulades avec d’autres collègues.
Mais son fils a des problèmes de santé aussi. La manière dont il parle de son fils me touche beaucoup. C’est probablement un bon père. Mes garçons pourraient jouer avec le sien… Mais le lendemain il se moque ouvertement d’une collègue un peu enveloppée, et à la pause déjeuner il reprend de plus belle ses blagues sexistes que je connais déjà par cœur. Ou encore ces longues journées de bureau où il reste complètement hermétique à tout échange.
C’est son côté Mr Hyde qui me fait hésiter.
Un jour à table un collègue dit que je suis comme un zèbre. Ni blanche ni noire… Hilarité générale. Je suis très mal à l’aise. Que sait-il ? Que savent-ils tous ? Seraient-ils en train de jouer avec mes sentiments ?
***
Ce réveillon du 31 décembre, il y a deux ans, nous resterons à la maison. C’est pour la première fois de ma vie que je ne ferai pas la fête un 31 décembre. C’est pour la première fois de ma vie que je le passerai toute seule sur le canapé. Mon mari et les enfants seront déjà endormis.
En temps normal, c’est sur moi que repose toujours l’organisation des sorties et repas familiaux. J’aime beaucoup le faire et mon mari s’occupe de toute la paperasse. Mais ce réveillon est différent. Aucune motivation pour voir les gens. Aucune motivation pour faire semblant que nous formons un couple parfait et une famille idéale.
***
Depuis sa proposition, mes sentiments sont de plus en plus contradictoires. Malgré mes sens toujours très en éveil à son contact, je deviens de plus en plus méfiante. Et une partie de moi retrouve un peu de lucidité sur ce qu’il m’arrive. Il faut que je fasse parler cette partie de moi et que je l’écoute attentivement. J’ai besoin de me retrouver seule pour plonger au fond de mon inconscient.
Je n’irai pas voir un psy. Hormis le prix élevé, une heure par semaine serait largement insuffisante. Et trouver un bon professionnel n’est pas évident. En général les meilleurs sont déjà occupés et les délais d’attente trop longs.
Moi j’ai besoin des réponses immédiatement.
Je ne peux plus continuer comme ça.
***
Un coup de théâtre ! L’arrivée d’une fille dans l’équipe courant décembre. Un poste s’est ouvert en CDD. Je pose un ultimatum à mon chef qui se plaignait que je ne déjeunais plus avec eux.
Si tu veux que je déjeune avec vous et que je m’implique davantage dans cette équipe, embauche une fille sur ce poste.
C’est ce qu’il fait. Quelle bouffée d’oxygène pour moi !
La fille est adorable et le feeling passe très vite entre elle et moi. Elle remarque très vite le côté désagréable de mon binôme, il ne lui adresse quasiment pas la parole depuis son arrivée, il la prend de haut. Elle m’en parle. Nous discutons. De plus en plus proches. Elle me confie que toute seule dans cette équipe, sans moi, elle se sentirait très mal à l’aise. Elle me pousse à y voir plus clair. C’est comme une évidence. La pilule est dure à avaler, mais j’ai trouvé l’explication à mon « état second ».
Verdict ou diagnostic : syndrome de Stockholm.
Comment !? Moi si forte, si indépendante, si réfléchie… Je me suis sur-adaptée à la situation pour devenir amoureuse d’un gars aussi misogyne ?
Aujourd’hui, deux ans après les événements, je suis absolument persuadée que c’était cela. Dans le syndrome de Stockholm la situation est paradoxale : les victimes développement des sentiments de sympathie, de grande compréhension, d’affection, voire d’amour, vis-à-vis de leur bourreau. Dans le milieu professionnel vis-à-vis d’un responsable ou d’un collègue harceleur.
Car oui, raconter constamment des blagues sexistes dans le bureau ou lors des pauses déjeuner, c’est du harcèlement. Car oui, rabaisser une femme en mettant en doute ses compétences professionnelles de manière systématique, c’est du harcèlement. Et j’en passe…
A cette période-là, l’idée commence à s’infiltrer dans mon cerveau. Il va falloir du temps pour que je l’accepte.
Déstabilisée par cette équipe de mecs, impressionnée par le caractère de cet homme à double visage et surtout affaiblie par les problèmes de santé de mon fils et de ma maman, je suis tombée dans le piège… Et j’en étais la seule responsable. Personne ne m’a rien demandé. Finalement il n‘est pas si méchant que ça, sinon il aurait profité depuis bien longtemps de ma faiblesse. La Belle avait la chance que la Bête ne soit pas un vrai monstre. Ou je me trompe ?
Cela ne change rien au fait que j’ai beaucoup de mal à contrôler mon attirance pour lui. Mais à partir de ce constat, je ne me dis plus que je suis amoureuse de lui. C’est très animal en fait. L’avoir compris est la première étape vers ma libération. Vers ma guérison. Le processus durera de longs mois…
***
Je regarde la photo accrochée au mur. C’était un très beau mariage. Tout ce dont une femme peut rêver. Je me suis toujours estimée chanceuse. Née sous une bonne étoile. Non que j’aie eu une enfance et une adolescence insouciantes, mais probablement par ma nature optimiste. Je suis toujours retombée sur mes quatre pattes, pourquoi cette fois-ci serait-ce différent ?
Croire en ma bonne étoile, elle est forcément toujours là. C’est seulement une petite éclipse. Me sauver. Reprendre le contrôle. Redevenir la femme de la photo.
La maison est silencieuse. J’entends des feux d’artifice.
L’année qui commence sera donc l’année de ma renaissance. Je n’ai pas de plan précis. Je n’ai aucune idée de comment m’y prendre. Mais à force de l’autosuggestion, je vais y arriver. La lutte sera rude jusqu’au bout…
Daylight
I must wait for the sunrise
I must think of a new life
And I mustn’t give in
When the dawn comes
Tonight will be a memory too
And a new day will begin
(« Memory », Barbra Streisand)
***
Merci à toutes les femmes, collègues et amies, qui m’ont entourée et soutenue
à cette époque : SF, EDL, JM, LN, JD, IM, AM…
Vous m’avez poussée à me poser les bonnes questions. Vous m’avez donné des conseils bienveillants. Vous m’avez ouvert les yeux sur qui j’étais vraiment. Vous avec partagé avec moi vos histoires personnelles. Vous étiez là avec votre présence amicale tellement précieuse.
Je vous dois énormément et je ne vous oublie pas.
Très heureuse année 2019 !
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