« On est de son enfance comme on est d’un pays. »
(Antoine de Saint-Exupéry)

Dimanche matin, il fait beau. Le printemps a frappé à notre porte depuis quelques jours. Je suis radieuse. Mon cœur est rempli de bonheur. Aujourd’hui nous irons à la fête foraine, ma grande sœur, moi et notre papa.
Comme à chaque fois, nous aurons droit à plusieurs tours de manège et à une barbe à papa. Rose. Sucrée. Fondante. J’en ferai de petites boules dans ma main que je mangerai ensuite.
Rose ou bleue ? J’hésite…
Papa nous achètera des ballons gonflables à formes rigolotes remplis d’hélium. Nous les garderons pendant plusieurs jours accrochés au plafond de notre petit appartement, magnifique souvenir de cette extraordinaire matinée.
En marchant, papa nous demandera de chanter à tour de rôle et nous donnera des notes pour chaque chanson. Trois étoiles. Cinq cœurs. Ce sont ses notes pour les chansons de ses deux petites filles. Nous avons cinq et huit ans. L’âge de mes deux garçons aujourd’hui…
Nous prenons le petit déjeuner. Nous partons. Je sautille de joie. Les oiseaux chantent. La vie est tellement belle. Une matinée pleine de promesses.

Nous marchons, main dans la main. Ma sœur chante. Ensuite c’est à mon tour. Quels manèges ferons-nous aujourd’hui ? A vrai dire, j’ai un peu peur des manèges, mais je suis quand même très excitée. Tant pis pour la peur, je le ferai quand même sinon ma sœur se moquera de moi. Je dirai seulement :
« Même pas peur, je suis une grande moi ! »
Un cri strident des sirènes commence à retentir. Je me bouche les oreilles. Papa attrape ma main. Il la serre fort. Il fait demi-tour. Ses pas deviennent de plus en plus rapides. Il nous tire presque derrière lui.
– « Allez les filles, vite, on rentre à la maison ! »
– « Qu’est-ce qui se passe papa ? »
– « C’est le couvre-feu ma chérie. Allez vite on rentre. »
L’air devient brumeux. Les yeux me piquent. Je fais un énorme effort pour retenir les larmes de déception. Mais elles coulent déjà. Impossible de résister au gaz lacrymogène. Et cette odeur nauséabonde ! Je me bouche le nez. J’accélère mes pas. Nous courons tous les trois. Tant pis pour la barbe à papa. Tant pis pour les manèges. Et pour les ballons.
« Maman, mamie, surprise ! Nous sommes déjà de retour ! »

Une odeur de cheesecake que mamie a mis au four calme mes narines. Ça sent tellement bon. Nous lavons soigneusement les mains et le visage. Et hop, un petit dessin animé pour faire redescendre les émotions. La journée sera longue sans pouvoir sortir aujourd’hui. Nous dessinerons aussi et jouerons avec notre petit frère. Trois adultes et trois enfants dans un petit appartement, nous en avons l’habitude.
« Et plus on est de fous, plus on rit. »
Et le cheesecake, je le mangerai bien chaud. Maman dit toujours que cela donne mal au ventre, mais je m’en moque…
***
« Maman ! Regarde ! Il a neigé ! »
Je regarde par la fenêtre, le monde est tout blanc. Comme c’est merveilleux ! J’attends ce moment avec impatience tous les ans. La première neige. Le rêve. Le symbole de l’enfance. Le bruit de la neige qui grésille sous mes pieds. Les traces laissées par la luge. Les fous rires avec les copines voisines lorsque nous organisons des concours de bonhommes de neige.
Nous sommes lundi, il va falloir attendre toute la semaine pour aller à la patinoire. Mais à l’école la maitresse organisera forcément une bataille de boules de neige avec une autre classe. Nous construirons un énorme mur entre les deux équipes. Les filles contre les garçons peut-être ? Ce serait tellement drôle !

Le chemin de l’école. Le soleil brille et se reflète dans la neige. Je fais très attention de ne pas glisser, il y a du verglas sous la neige. Je profite de la couche épaisse car l’après-midi les trottoirs seront bien dégagés. Les services communaux de déneigement sont très efficaces dans notre pays.
Mardi
Je compte les jours. Papa nous a promis de nous emmener à la patinoire dimanche. Elle vient d’ouvrir, c’est le début de la saison. Le soir, après l’école, nous sortons nos luges et profitons de la petite colline se trouvant dans notre quartier.
Mercredi
Il a encore neigé toute la nuit et les températures sont très basses ce matin. Le journal télévisé annonce que les écoles resteront fermées ce matin dans notre ville. Le temps nécessaire que les routes et les trottoirs soient déneigés et le verglas de plusieurs centimètres fondu.
Youpi ! La grasse matinée !
Jeudi
J’ai décroché. Je m’ennuie. Je n’écoute plus la maîtresse. Je pense au week-end qui approche. Je sens presque cette ambiance qui m’attend. L’air glacial dans mes narines. La neige derrière le col du manteau. La vitesse des patins. Liberté et insouciance.

Vendredi
Ça y est ! Le week-end tant attendu commence enfin. Nous irons à la patinoire dimanche, trop bien ! J’essaie mes patins pour la énième fois. Ça va, cette année ça ira encore, les patins ne me serrent pas trop, mes pieds n’ont pas trop poussé.
Quelqu’un sonne à la porte. C’est la voisine du pallier, un appel pour maman. Nous n’avons pas de téléphone à la maison. Très peu de personnes en ont à l’époque. Nous avons de la chance d’avoir une super voisine.
Maman sort. Elle revient quelques minutes plus tard.
« Maman, c’était qui ? »
C’était papa. Il ne rentrera pas ce soir ni pour le week-end, il a dû partir pour son travail…
Samedi
La neige a fondu. Il pleut.
J’attends. Je ne comprends pas.
Son travail serait donc plus important que nous ?
Plus important que ses promesses ?
Plus important que la patinoire ?

Il rentrera dimanche soir.
« Maman ! Papa est de retour ! »
C’est la fête, à nouveau tous réunis.
***
Il n’y a pas d’enfance parfaite. Je me souviens des queues d’attente interminables devant les magasins pour acheter du papier toilette et du sucre. Je me souviens des tickets de rationnement pour la viande et la farine.
C’était rigolo. C’était l’aventure ! Surtout grâce à l’attitude positive des adultes qui nous apprenaient à profiter des petits bonheurs quotidiens dans ce contexte difficile.
Ici et maintenant.
L’essentiel.
La vraie vie.
***
Nos enfants, tellement chouchoutés, vivent actuellement leur plus grand moment d’angoisse. Ils ont perdu une partie de leurs repères avec la fermeture des écoles. Ils ne comprennent peut-être pas pourquoi leur liberté de se défouler dehors et dans les activités extrascolaires a été tout d’un coup tellement restreinte. Ils tournent en rond. Ils profitent des écrans comme cela n‘a jamais été autorisé auparavant…
Leur enfance sera marquée à tout jamais par le confinement dû au virus. À nous de remplir de notre mieux la mission de leur embellir cette période avec de petits rayons de soleil. Ça ne coûte rien, mais ça n’a pas de prix. Un bon gâteau fait en famille et qui sent tellement bon ou des bulles de savon produites à la maison qu’ils pourront lâcher par la fenêtre. Ils en garderont de magnifiques souvenirs et c’est ce qui les rendra fort pour l’avenir.
Car « l’enfance est le sol sur lequel ils marcheront toute leur vie.«
(Lya Luft).
Ces petits arcs-en-ciel qui illuminent leur ciel lorsque les gros nuages cachent les rayons de soleil.
Bon courage à vous toutes !!!

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