« Douce rose du désert
Cette mémoire de l’Eden nous hante tous
Cette fleur du désert, ce parfum rare
Est la douce ivresse de la chute »
(”Desert Rose”, Cheb Mami feat. Sting)

Quel petit garçon n’a jamais rêvé d’être pirate ? J’en connais un. Voici son histoire, à quelques détails près…
Blottie dans ses bras. La chaleur de ses mains sur ma peau. La profondeur de son regard noir. La virilité de son étreinte. La douceur de sa voix dans mes oreilles. L’intensité de notre désir. La volupté de notre union. L’immensité de notre amour. L’ardeur de notre jeunesse. J’ai vingt ans. Il en a deux de plus.
– « Inti kullu hayati », me chuchote-t-il.
– « Pour toujours hobi », je lui réponds…
Lui, indécemment beau, comme un dieu grec. Fort dans son corps et dans sa tête. Mais en même temps ultrasensible. Impénétrable. Très mature pour son âge. Trop ? Un garçon à part. Extra-ordinaire. Un peu hautain et prétentieux aussi, persuadé d’avoir compris les choses de la vie que les jeunes ne peuvent pas comprendre. Je n’ai jamais réussi à le cerner complètement avec son côté furtif, évasif, hésitant, incertain…
Je rêve de tout laisser tomber et rester auprès de lui pour toujours. Ne vivre qu’à travers cet amour. Mais c’est contraire à mon éducation, une fleur bleue qui a poussé sur un sol bien dur et solide ne se laissera pas enivrer par cette pluie de bonheur. Studieuse. Sérieuse. Mon côté terre. Follement amoureuse. Passion. Liberté. Idéaux. Mon côté air. Aventurière dans l’âme.

Je recharge mon énergie vitale auprès de lui. Sa tendresse, ses mots d’amour, sa vitalité, sa fougue orientale, pour ensuite retourner à mes occupations et le laisser retourner aux siennes. Une fois éloignés, nous comptons les jours qui nous séparent de nos prochaines retrouvailles. Mais nous ne comptons pas les « kanfekkar fik » et les « I miss you« .
Cependant, au fond de moi, je me demande quel trésor espère-t-il trouver auprès d’une fille issue d’un autre monde, tellement différent du sien…
« Elle te laissera entrer chez elle
Si tu viens frapper tard le soir
Elle te laissera entrer dans sa bouche
Si tu dis les mots qu’il faut
Si tu payes le prix
Elle te laissera pénétrer au fond d’elle
Mais elle a un jardin secret caché »
(”Secret Garden”, Bruce Springsteen)
Blottie dans ses bras, je sais d’où je viens, je ne sais pas où je vais. Où vais-je en restant à ses côtés ? Je renoncerai à ses bras car j’aurai désespérément attendu qu’il se livre, qu’il me laisse entrer dans son jardin secret et partage avec moi ce qu’il s’est toujours refusé de dire à qui que ce soit. Je voulais tout savoir. Pour mieux le comprendre. Pour mieux l’aimer.

Je n’ai jamais su quelles étaient ses vraies intentions au tout début de notre relation. Lunettes de soleil. Cigarette à la main. Veste en cuir. Barbe bouc bien soignée. De prime abord un bad boy. Mais pas vraiment. Un sourire à tomber par terre. Il plaisait aux femmes (et aux hommes aussi). Non sans que cela éveille de la jalousie en moi. Pourquoi moi ? La 1ère année de notre relation, il a oublié mon anniversaire. Une autre fois, il a oublié le jour et l’heure de mon arrivée et n’est pas venu me récupérer à la gare autoroutière.
Mais il disait m’aimer très fort. Il me disait de lui faire confiance. J’y croyais. Je voulais y croire. Et cette manière de me dire que j’étais belle ! Je ne me suis plus jamais sentie aussi belle que dans son regard. Je demeurais donc aimante et persévérante. Mais j’avais besoin de solidité, j’avais besoin de certitude. Et il ne pouvait pas me les offrir. Aurait-il réussi à me rendre heureuse si j’étais restée ?
« Nous ne sommes que deux âmes perdues
Nageant dans un aquarium
Année après année
Courant sur la même terre usée
Qu’avons-nous trouvé ?
Les mêmes vieilles peurs. »
(« Wish you were here », Pink Floyd)

Blottie dans ses bras. Arrêter le temps. Y rester. Effacer les obligations. Oublier les différences. Faire abstraction de tout ce qui nous sépare. Mais cette nuit-là, un mur infranchissable s’édifiera entre nous… Son silence.
Cette nuit-là il se sent en confiance et se met à parler. En chuchotant. Il raconte son enfance heureuse, le paradis sur terre. La grande maison familiale à Agadir. Le petit dernier, chouchouté par ses parents, ses deux grands frères et ses trois sœurs. Petit prince. Ses parents travaillent, il a l’habitude d’être gardé par des gentilles nounous. Il ne manque de rien. Sport. Musique. Copains. Liberté. Né sous une bonne étoile. Les bonnes fées lui ont tout donné le jour où il est né.
Mais le conte de fées serait trop beau, comme toujours…
Un jour de printemps, ou d’été, il joue avec un copain dans le parc se trouvant à proximité de la maison. Le copain ramasse un objet qu’il trouve par terre et le lui tend. Le petit garçon, né pour être heureux, saisit l’objet. Une seringue avec une aiguille, laissée là parmi les autres déchets de l’hôpital du coin. Les petits garçons adorent jouer avec des objets qui éveillent leur curiosité, quel que soit leur âge. Il a huit ou neuf ans, je ne sais pas trop, ma mémoire tellement bonne n’a pas gardé les détails.
Il regarde. Il appuie. La grosse aiguille s’enfonce dans son œil.
Gauche ? Droit ?
Je ne sais plus et pourtant j’ai regardé dans ces magnifiques yeux un million de fois.

Son récit fut court et vague. Sans aucune émotion. Détachement complet. La seule fois où il a ouvert la porte de son jardin secret. Ouvert et aussitôt refermé.
Ses parents auront tout fait pour sauver les capacités visuelles de l’autre œil, l’infection se propageant rapidement, le plus gros risque étant la perte complète de la vue. Chirurgie. Soins. Une vraie torture. L’enfer. Épouvantable souffrance physique et psychologique d’un petit garçon qui s’est fait mal tout seul, mais qui n’arrête pas de penser que c’était la faute à l’autre. Difficulté à faire confiance. Difficulté à recevoir par peur de cadeaux empoisonnés. Il apprendra à vivre avec son handicap qu’il n’appellera jamais par ce mot.
Il apprendra à voir le verre à moitié rempli en toute circonstance, l’une de ses grandes qualités, mais cela réduira sa ténacité dans les efforts. Pas assez persévérant dans ses projets ni dans sa création artistique ni dans ses rêves. Je ne saurai pas grand-chose sur la période allant de cet accident jusqu’à notre rencontre. Ses amours passés ? Sa scolarité ? Il en parle très peu. Et pour certaines choses, il ne saura pas être honnête ni avec moi ni avec lui-même…
“She’ll lead you down a path
There’ll be tenderness in the air
She’ll let you come just far enough
So you know she’s really there
And she’ll look at you and smile
And her eyes will say
She’s got a secret garden
Where everything you want
Where everything you need
Will always stay
A million miles away”
(”Secret Garden”, Bruce Springsteen)
Que serait-il devenu si ce drame n’avait pas eu lieu ? Il aurait été un homme comme un autre. Trop banal. Trop fade. Trop ordinaire. Il n’aurait jamais fait attention à moi et je n’aurais pas fait attention à lui…
Blottie dans ses bras. Trois ans de magie. Un trésor merveilleux n’importe quelle en soit l’issue…

Car le Ramadan de la troisième année est arrivé. Il a décidé d’arrêter de fumer. Nervosité. Susceptibilité. Pas de passerelle. Pas de dialogue. Enfermé dans sa bulle. Un homme extraordinaire devenant ordinaire face aux problèmes ordinaires de la vie.
Nous étions sur un bateau ballotté par les eaux troubles de la vie et son capitaine peinait à maîtriser la barque. Et si j’étais parfaitement bien dans ses bras, je n’aurais pas pu l’être dans sa vie. Car je n’étais pas en mesure de panser ses plaies ni effacer sa peur du noir…