“Le plus beau voyage est de se prouver sa liberté.” (auteur inconnu)

J’ai bien dormi. Cela faisait longtemps que je n’avais pas dormi aussi bien. Coucher minuit. Lever trois heures. Taxi quatre heures. Enregistrement cinq heures. Embarquement six heures. Décollage six heures trente. Trois heures de vol à moyenne et basse altitude. Les paysages sont magnifiques. Atterrissage neuf heures trente…
Tanger. Liberté. Solitude. Sérénité. Espoir. Taxi.
Celui dont je me suis séparée il y a seize ans afin de poursuivre mes rêves et ma quête de liberté, m’attend avec sa femme et leur fils pour m’accueillir chez eux pendant une semaine. Je suis marraine de cœur de leur fils. N’importe la différence de religion. N’importe la distance. N’importe tout…
Il y a presque trois ans, nous avons fait ce même voyage tous les quatre : mon mari, nos deux enfants, âgés alors de deux ans et cinq ans et demi, et moi. La femme de mon ami, de mon ex, était alors enceinte.
Deux anciens amoureux. Deux destins. Deux familles.
Mon mari avait alors accepté de faire connaissance de celui qui avait tellement compté dans ma vie. Et sa femme à lui avait accepté aussi. Ils sont simples, sa femme et mon mari, ils prennent la vie comme elle vient. Contrairement à lui et moi qui nous prenons la tête sans cesse, qui nous remettons en question sans arrêt, qui remuons la terre et le ciel, qui réinventons l’ordre des choses… C’est dans notre nature. Du moins ce l’était lorsque nous avions vingt ans.
Après toutes ces années, il y a trois ans, nous nous comprenions encore. Il y avait encore ce feeling entre nos deux âmes sœurs. Malgré le temps et la distance. Malgré les blessures. Il me connaissait mieux que n’importe qui. Mieux que mon mari. Mieux que ma famille d’origine… Cette fois-ci ce sera différent. Depuis, il est devenu père. Il a changé.
Pas de bise pour me dire bonjour. Malaise…
Aurais-je la peste ?

Il rentre de la crèche. Il ne m’a vue qu’en photos. Il vient spontanément vers moi et m’appelle « tata tata ! » Il se blottit contre moi. Pourquoi ne suis pas venue le voir avant ? Pourquoi avoir attendu aussi longtemps ? J’ai toujours voulu avoir trois enfants jusqu’au jour où j’ai décidé de me faire ligaturer les trompes. Mais depuis trois ans, c’est comme si j’en avais trois. Du moins c’est ce que je croyais.
« Ne sors pas toute seule, c’est dangereux… »
Il me répète cette même phrase qu’il avait l‘habitude de me dire lorsque nous étions ensemble en Belgique. Et moi je voulais juste m’asseoir seule face à la mer…
Le travail, la course, l’argent, le temps, la distance… On oublie la valeur des rencontres humaines. On oublie la richesse des liens, on devient méfiant, suspicieux, on se sent menacé. Dans la précipitation de cette société de consommation. Et le système nous fait abandonner ce qui compte vraiment. Il nous pousse à casser, à rompre, à détruire ce qui n’aurait pas dû être cassé, rompu, détruit…
Seize ans en arrière. J’ai terminé mes études. Je quitte mon pays pour le rejoindre en Belgique. Pour vivre avec lui. Trois ans d’allers-retours. Trois ans de patience. Trois ans d’attente et de projets d’avenir. Nous sommes fiancés depuis quelque temps. Il a demandé ma main à mes parents lors de son séjour dans ma famille. Il a obtenu un visa touristique pour pouvoir se déplacer. Fleurs pour ma maman. Bague pour moi. Le moment était unique. L’avenir s’annonçait magique. Mes parents n’ont pas dit non. Ils respectent l’être humain et aiment bien ce garçon.
Même s’ils auraient préféré autre chose pour leur fille…

Je l’observe. C’est un très bon père. Attentif. Disponible.
Seulement (un peu) trop stressé. Il a beaucoup changé depuis trois ans lorsque sa femme était enceinte. Sa femme hurle à nouveau sur leur fils qui a deux ans et demi. Elle lui donne une tape dans le dos, c’est d’une violence… Lui se voile la face. Normal, après toutes les désillusions de la vie, il n’y a que son fils et sa femme qui comptent pour lui. Ils passent leurs soirées à regarder la télé en arabe. Je ne comprends rien. Le petit a le nez pointé dans son téléphone. Aucune discussion. Comment réagir ? Je suis venue pour fuir mes problèmes. J’ai découvert les leurs. L’éloignement permet de rester dans un mirage.
« Here is where everything happened
Ce que je voudrais raconter
Reste en pays étranger
Here is where everything happened
Sur mon dos marqué d’une croix
Pose ta main, souviens-toi »
(« Here« , Christine & The Queens)
***
J’ai terminé mes études supérieures à la fac. J’arrive à Bruxelles. Le vide. Quoi faire de moi ? Comment avancer ? Mon pays ne fait pas encore partie de l’Union Européenne, je ne peux pas travailler. Lui est très occupé et fatigué aussi. Après une période très difficile à cause de son frère qui a dû rentrer dans leur pays, il s’est retrouvé tout seul. Et maintenant il y a moi. Enfin ensemble, l’aboutissement des trois dernières années.
Et moi je veux me marier. Vite. J’ai hâte. Je suis impatiente.
A défaut d’autres projets, et je fonctionne par projets, je me focalise sur notre mariage. Je ne pense qu’à ça. Et là commencent les problèmes. L’administration. Mission impossible de nous marier. Une fille de l’Est sans papiers, un Marocain avec un statut d’étudiant. Plus je me renseigne, plus le sommet me semble inatteignable. En gros, un flou administratif total, une vraie galère… et de toute façon nous n’avons pas d’argent.
Qui paierait pour ce mariage ? Personne…
Une idée commence à se faufiler dans ma tête : nous ne sommes pas faits l’un pour l’autre. J’ai l’impression qu’il ne tient pas tellement à se marier puisqu’il ne me soutient pas dans mes efforts pour aller de l’avant. J’ai l’impression que la distance entre nous deux n’a pas disparu, au contraire elle ne m’a jamais semblé aussi grande… Ce sera la dernière épreuve à laquelle notre amour sera confronté. Nous n’en sortirons pas indemnes.

Treize ans plus tard, il sera celui qui me soutiendra quand j’irai mal, le seul qui connaîtra les détails de mes états d’âme et de mes difficultés au travail et dans mon mariage. A distance, c’est finalement très facile de donner de bons conseils et de préserver la magie du lien. Cette phrase qui retentit dans ma tête :
« Ne fais pas à ton mari ce que tu m’as fait à moi. C’est quelqu’un de bien. »
Un déjà vu. Un retour dans le passé. Je ne vais pas bien. Perte de sens. Perte d’envie de me battre. On ne commet pas la mème erreur deux fois… Il connaît bien mon besoin de liberté dans mes décisions, et pourtant il porte un jugement sévère sur moi. Non, je ne prendrai pas une nouvelle fois la responsabilité d’une crise de couple, voire de la rupture, entièrement sur moi.
Fini la culpabilisation. Et fini de croire qu’on peut construire une amitié sur les cendres d’un amour.
Nous discutons. Je me repose. Je joue avec son fils. Je pense à mes enfants restés en France avec leur papa. Tout me semble limpide. Une semaine pour me réparer. Avant de retourner chez moi : neuve, solide, confiante. Quelle extraordinaire idée de faire ce voyage. Les nouveaux souvenirs écrasent, broient, anéantissent le cauchemar des derniers jours, la morosité des dernières semaines, le vide des derniers mois.
Mes enfants me manquent déjà. Mes problèmes me manquent. La France me manque… La semaine passée ensemble m’ouvrira les yeux sur beaucoup de choses… La confrontation avec la réalité des autres, bien différente de ce qu’on croyait, de ce qu’on espérait, permet parfois de remettre les compteurs à zéro pour sa propre vie.
C’est en plongeant dans sa réalité, que j’ai senti mes chaînes, pour une nouvelle fois.
Cette fois-ci je les casse définitivement.

Adieu cher ami. Je retourne chez moi. Je retrouve ma liberté.
“Here, here, here Don’t let anything be lost
La mémoire est un animal
Don’t let anything be lost
Silence mat, réveil brutal”
(« Here« , Christine & The Queens)
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