Lettre à mon géniteur

« C’est long à élever, un père » (Christine Latour)

Papa,
Te rends-tu comptes ?
Il a fallu attendre que j’aie quarante ans pour utiliser ce mot “papa” pour te parler. Cela fait trente-sept ans que tu as choisi de sortir de ma vie…

[Histoire de lectrice]

Trente-sept ans que je fais comme si cela n’avait aucune sorte d’importance.
Trente-sept ans que je me satisfais de maman. Que j’ai essayé de prendre aux hommes qui ont eu une importance dans sa vie, un peu de ce qui me manque.
Trente-sept ans que je crie haut et fort que ce n’est pas grave, que tu ne me manques pas.
Trente-sept ans que je me fous de tes enfants.
Trente-sept ans…
C’est long.

Trente-sept ans que je fais l’autruche.

Ce soir, la petite fille cachée sous cette armure de femme à enfin réussi à ouvrir une brèche. Elle n’en peut plus, elle veut parler. Elle veut que je l’entende.

Alors voici ce qu’elle a à te dire…

À 3 ans…
Je suis partie accrochée très fort au cou de maman. Mon doudou serré entre elle et moi.
Elle pleure. Je ne sais pas pourquoi. Je sais qu’elle souffre, mais elle n’a pas de blessure.
Les bruits dans cette gare sont forts. Effrayant. Mes petites mains serrent fort maman. Je ne te vois pas. Je ne te voyais déjà pas souvent. Mais j’ai cette sensation que je ne te reverrai pas de si tôt.

J’ai très peur. Je ne sais pas où nous allons. Mais je sais que c’est sans toi.
Je me demande ce que j’ai fait pour que tu nous laisses partir. Je me demande pourquoi tu ne m’aimes pas. Pourquoi maman et moi sommes des fardeaux pour toi. Je sens les larmes de maman qui coulent aussi sur mes joues.

Je m’accroche encore plus fort à elle. Elle est tout ce qui me reste. Elle me tient bien fort. Je sais qu’elle aussi a peur. Peur de ce qui nous attend. Le train arrive. Je n’en ai jamais vu avant. C’est impressionnant. Quand nous nous hissons à bord, je comprends…
Désormais, ce sera elle et moi. Et c’est tout.
J’ai peur, mais je serai forte et courageuse pour maman.

À 10 ans…

“Mon père ? Tu veux dire le géniteur !? Rien à foutre. Qu’il crève !“

À 15 ans…
Je rentre dans une vie de jeune femme.
Je suis tétanisée par les jeunes hommes.
Je n’ai jamais eu d’amoureux…
J’en ai aimé, mais il y a toujours eu un couac.
Je ne comprends pas. Si seulement l’un d’eux prenait la peine…

Je décrocherais les étoiles !

Mon père ? Pfff, il s’en fout…
Il doit surtout se préoccuper de ses autres enfants.
Moi ça fait 12 ans, que je ne l’ai plus vu, pas lu.
Il doit en avoir rien à cirer.
Je m’en fous !

« Il suffirait simplement
Qu’il m’appelle
Qu’il m’appelle
D’où vient ma vie certainement
Pas du ciel
Lui raconter mon enfance
Son absence
Tous les jours
Comment briser le silence
Qui l’entoure »
(« Si seulement je pouvais lui manquer », Calogero)

À 24 ans…
Je viens de donner naissance à mon premier fils.
Je suis déjà séparée de son père. Ironique, hein ?
Là aussi je foire.
Je voulais une vraie famille…
Ben non.
Je ne permettrai pas que son père soit absent. Je ne tolérerai pas ça !
Je me battrai tellement fort.

Hey ! Géniteur, je suis maman aujourd’hui et je me pose cette question :

« Comment peut-on s’en foutre à ce point de son enfant ? Comment peux-tu vivre ta vie sans savoir ce que je suis devenue ? Est-ce si facile d’éjaculer et fuir ? »

À 25 ans…

« Tu te fous de ma gueule !?! »

J’ai eu besoin de t’écrire.
J’ai eu envie de te parler de moi.
De qui je suis, de cette jeune maman que je suis.
Tu m’as parlé de ma mère, de tes enfants. Tu m’as parlé comme à une enfant de 3 ans.

Et puis à la troisième lettre c’est ta femme qui l’écrivait. Plus toi.
Je t’en ai voulu. Je ne te demandais rien, juste de me parler de toi, de moi.

Et je me suis retrouvée à lire des rancœurs vis-à-vis de maman.
Elle est ce qu’elle est. Elle a dû faire des choix. Je ne tolère pas que tu me la discrédites. Tu n’en as pas le droit. Elle est mon repère. La seule qui a toujours été là. Elle est passé par des choses que tu n’imagines même pas, toi avec tes enfants à peine plus jeunes que moi.

Que ta femme prenne la plume à ta place a été l’abandon de plus.
Encore une fois, tu avais mieux à faire que prendre du temps pour moi.
J’ai coupé tous les ponts.

« Aussi vrai que de loin je lui parle
J’apprends toute seule à faire mes armes
Aussi vrai qu’j’arrête pas d’y penser
Si seulement je pouvais lui manquer
Est ce qu’il va me faire un signe
Manquer d’un père n’est pas un crime
J’ai qu’une prière à lui adresser
Si seulement je pouvais lui manquer »
(« Si seulement je pouvais lui manquer », Calogero)

Aujourd’hui j’ai 40 ans, papa.
J’ai raté toute ma vie de femme. Je crois avoir réussi ma vie de maman.
Mais ma vie de femme… Elle ressemble à un champ de mines.

Aujourd’hui quand je regarde en arrière, le bilan est fracassant…
Les hommes de ma vie ont tous été des hommes très occupés, toujours débordés.
Ayant très peu de temps à me consacrer.
Et malgré la douleur et la peine que ça me générait, je restais.

J’ai enfin compris. Je voulais absolument qu’ils trouvent du temps pour moi.
Je voulais avoir suffisamment d’importance pour que leur temps se libère pour moi.
Aujourd’hui encore… Malgré cette prise de conscience, je continue d’aller vers eux.

Pourquoi ? Parce que j’ai toujours voulu que tu me trouves du temps.
Pour savoir que j’avais de la valeur…
Que je suis quelqu’un qui vaut la peine.
Que je ne suis pas une erreur, un mauvais choix.
Que j’ai le droit d’avoir leur amour.

Vois-tu le lien ?
Vois-tu ce que cette absence de toi pendant trente-sept ans a créé en moi ?

Un vide, une question permanente : ai-je le droit d’exister dans la vie de quelqu’un ?

Suis-je digne d’être aimée ?

Chacun d’entre eux avait tout sauf besoin de moi quand je les ai rencontrés.
Chacun d’entre eux avait des attentes différentes.
Et tu sais quoi ? Je me suis glissée dans le costume de leur femme parfaite. Espérant ainsi avoir leur temps et leur amour.
Leur amour je l’ai eu. Mais jamais leur temps.
Et au final, j’ai toujours fini par être malheureuse et les rendre malheureux en les quittant…

Aujourd’hui je suis maman de trois garçons. Seront-ils de bons papas un jour ?